12 Le quintette

Il nous a fallu un peu de temps pour cicatriser.

Personnellement, le traumatisme causé par l’échec ECM est allé grandissant. Je commençais seulement à me rendre compte de la chance qui m’avait été donnée et mesurais la perte que signifiait l’échec de cette relation. Tout m’y faisait penser. Chaque écoute de disque était devenue un calvaire. Chaque fausse note de guitare, quand j’arrivais à en jouer, était une justification de mon incompétence. Seul espoir : leur prouver qu’ils s’étaient trompés. Sursaut d’orgueil, mais espoir vain. Je pensais ECM, rêvais ECM, parlais d’ECM tout le temps, quitte à lasser mes interlocuteurs ; Il fallait évacuer. 
Une négativité récurrente concernant mes chances de succès en musique commençait à poindre. Je ne m’en guérirai qu’avec la bienveillance et l’amitié de Kent Carter, dix ans plus tard.

Mon moyen de subsistance, se mettait aussi à vaciller. Le clavier de mon orchestre de bal devint le chef d’orchestre. Évidemment, refonte. Miracle, cette fois-ci je restais ! Pas pour longtemps, problèmes financiers.
L’activité des bals rencontrait des difficultés. L’émergence d’un nouveau mode de spectacle, les discos mobiles, plus en phase avec le jeune public, fit son apparition, ringardisant les orchestres traditionnels, fussent ils rock !  

J’ai été sauvé du désastre par Olivier, l’ancien bassiste parisien de Pat, devenu mon meilleur ami… Il m’a fait entrer dans l’orchestre de bal qu’il avait trouvé, près de chez lui, entre Limousin et Dordogne. C’était un orchestre à l’ancienne, avec une grande partie accordéon au milieu du bal. Dans cette région très rurale, on était préservé encore pour un temps, mais souvent on ne jouait que les samedis, rarement  samedi et dimanche…
Il fallait penser à la reconversion.

Daniel avait commencé la sienne et donnait des cours de batterie dans un magasin qui vendait des instruments de musique à Périgueux. Donner des cours de guitare ne me disait rien mais je n’avais pas trop le choix ; à part jouer de la guitare, je ne savais pas faire grand chose d’autre…
J’ai commencé moi aussi, à me faire connaitre à Périgueux en tant que prof de guitare.
Je ré-appris l’instrument avec mes élèves, cette fois-ci bien comme il faut.

L’Auditorium 4, le magasin d’instruments de musique de Périgueux, avait aussi un département partitions tenu par Michel Grégoire. C’est  lui qui faisait les commandes. 
Un beau jour, je le vois réceptionner le cycle des méthodes pour guitare de la Berklee school, la fameuse école de jazz américaine dirigée un temps par Gary Burton.
Cet outil pédagogique fera mon bonheur pendant de longues années.

Il était temps aussi que j’apprenne à conduire. 
Se déplacer quand on est musicien et que l’on ne sait pas conduire peut se révéler un véritable casse-tête. On est tributaire de la gentillesse des gens qui vous entourent. En premier lieu : de celle de Marie Christine qui ne m’a jamais fait grief de mon handicap / inaptitude et aussi de celle de tous les musiciens et amis qui me rendaient service quand ils pouvaient. 
Non je n’ai vraiment pas eu à me plaindre. 
Mais la situation n’était plus tenable.
Je pris rendez vous dans une auto école de Vergt. Maman finançait. J’avais vingt huit ans.
Quoi dire ? Rien. Le moniteur me trouva complètement bloqué et je peux vous dire que ce n’était pas un fin psychologue. Il fallait absolument que je fasse des progrès. 
J’eus l’idée de demander à Christian s’il pouvait m’aider en jouant pour moi le rôle de co-pilote, un peu comme l’idée de la conduite accompagnée de maintenant…
Nous voilà partis sur la petite route qui mène à Vergt, nous allions d’un bon train, même un peu vite, vu la tête que faisait Christian. Soudain au détour d’un virage je vis débouler une estafette de flics : oubliant que j’avais à ma disposition une pédale de frein, je me contentai de l’éviter en la frôlant, tout en gardant ma vitesse. Ouf, on l’avait passée. Je me suis rendu compte beaucoup plus tard de la frayeur que j’avais causé à Christian en lui demandant ce petit service.
Au bout de trente leçons mon moniteur estima qu’on pourrait peut-être tenter l’inscription au permis de conduire. J’avais réussi le code, de ce côté là, pas de souci. Je passe le permis, je l’ai du premier coup. Je vais dire au revoir à mon moniteur, il me dit : vous avez de la chance, vous, parce que vous ne le méritez pas ! Entre mon moniteur et moi ça n’a jamais été le grand amour.

Côté Noëtra, c’était plutôt calme. Pierre en profita pour nous demander s’il pouvait bénéficier de nos qualités d’interprètes et de notre “technologie Revox” pour réaliser une suite en cinq mouvements de sa composition. Nous nous sommes empressés de lui dire oui car le groupe avait une énorme dette envers lui : il venait d’Angoulême en ‘’Ami 6’’ sans jamais demander quoi que se soit.
Pierre, respect.








Incidemment, le quintette venait de naître. Un nouvel équilibre, une alchimie. 
Après la démesure, nous nous sentions bien à cinq. 
Pierre n’a jamais cru à l’avatar ECM. Il pensait qu’il valait mieux que l’histoire s’arrête là, plutôt que de se planter en studio en Allemagne. Il avait probablement raison.
Pierre est l’homme de la reconstruction de Noëtra.

Vous vous en êtes peut être rendu compte, je suis quelqu’un de têtu. Très.
Je voulais maintenant jouer de la musique réalisable à cinq. Plus de re-recording, plus de Revox. Nous devions effectuer notre mue et essayer d’entrer dans le monde du Jazz avec un grand J.

Pour concrétiser ce nouveau départ, rien de tel qu’un enregistrement. Nous voulions un enregistrement en direct, sans bidouilles. Nous avions choisi un studio minable sans ingénieur du son, mais très peu cher, du côté de Bergerac, pour entériner notre nouvelle direction. La direction était nouvelle mais, en fait, il n’y avait qu’une seule nouvelle pièce, Forfanterie. Les deux autres pièces choisies étaient des arrangements d’anciens morceaux. Nous avions retenu Ephémère car ce morceau mettait particulièrement en valeur Pierre dans un chorus effréné. 
J’aimais beaucoup Forfanterie avec son développement ‘’ à la Steve Reich’’ en son milieu.

Je voulais continuer dans cette veine. Ce qui arriva. Entrant dans une belle période de créativité, malgré le traumatisme ECM, je composai coup sur coup Casablanca, Jour de Fête et Long Métrage ! Ce quintette, je le sentais bien. Le groupe avait une identité forte basée sur ma capacité à varier et pousser mon jeu arpégé au maximum et aussi la capacité des deux solistes à sublimer les passages improvisés.
Le chantier improvisation à la guitare restait malheureusement devant moi.

En fait, j’ai toujours improvisé à la guitare, mais dans l’idiome blues seulement, Chez moi c’est pratiquement instinctif. J’avais même un petit talent pour ça, c’était mon côté Boto, vous vous rappelez ? Combien de fois ai-je eu les compliments de mon ami Olivier sur mes solos pendant les bals ? Je ne pouvais plus les compter. 
Il trouvait vraiment dommage que je ne puisse pas concrétiser ce talent dans ma musique. Ce talent avait un revers, jouer blues m’avait formaté l’esprit et surtout les doigts, on utilise que cinq notes.

Ma musique est tonale, comme le classique. Improviser en musique tonale ça s’apprend. Il y en a qui n’ont pas besoin, me direz vous, moi si. Il faut savoir moduler, passer d’une gamme à une autre suivant certaines lois…les gammes redeviennent à sept notes, parfois plus !
Je mettrai dix ans à maitriser les lois de la tonalité sur la guitare.
Pour le moment dans Noëtra, pas question d’improviser des chorus jazz, pas avant d’être au niveau que je voulais atteindre.
Je cantonnai mon champ d’expérimentation à ma pièce de travail.

En 83, Noëtra est arrivé très haut. Le répertoire était dense, spectaculaire et virtuose. Nous avions des concerts et nous répétions comme des damnés. Nous voulions peut-être notre revanche sur le sort…qui sait ?

Michel Grégoire, lui, était passé de vendeur d’instruments de musique à animateur radio ! Il conduisait une émission hebdomadaire d’une heure consacrée à la musique sur Radio Périgord, l’antenne régionale de Radio France. Il nous avait vu en concert en belle forme et appréciait particulièrement Long Métrage, notre morceau de bravoure qui durait au moins vingt minutes.
Il voulait nous enregistrer en direct dans son émission. Le direct était quand même un peu risqué et présentait des difficultés techniques. Il fut décidé que la captation serait réalisée dans un studio plus adapté, dans les conditions du direct. 

Nous sommes arrivés au studio en début de matinée, nous sommes installés et avons fait la balance. J'avais donné un conducteur très précis pour chaque morceau à l'ingénieur du son, avec la durée de chaque partie, les solos etc. Nous avons joué  cinq morceaux, dont le fameux Long Métrage. Nous n’avons pas eu besoin de deuxième prise. 
En fin d'après midi nous avions fini, et Michel est reparti, la bande sous le bras. L’émission a été diffusée peu de temps après. 



Nous tenions notre revanche. Pas pour longtemps. L’écoute répétée de la copie de l’émission de michel me plongea dans une frustration injustifiée, due certainement à la plaie non refermée de la mésaventure ECM. J’avais pourtant des frissons partout en l’écoutant. Mais j’étais certain qu’on pouvait faire mieux. On n’a pas fait mieux en re-programmant un enregistrement au même endroit mais avec plus de temps, trois mois plus tard. L’adage “Le mieux est l’ennemi du bien” me sert maintenant à chaque fois que je rentre en studio.

Les vrais problèmes sont arrivés là où on ne les attendait pas. Chez Denis.
Christian et moi mettions constamment la pression sur Denis pour qu’il progresse en improvisation. Tout le travail que nous avions entrepris, Christian et moi, nous aurions aimé qu’il le fasse aussi. Nous n’aurions pas dû. Au lieu de cela, Denis se sentit de plus en plus mal, jusqu’à ne plus se sentir du tout à sa place et quitter le groupe. 
Il voulut bien quand même honorer les dates prévues. 

Nous devions jouer au Dunois à Paris. Le Dunois expérimentait. Pour faire venir le public, ils avaient imaginé organiser des joutes entre groupes. Deux groupes jouaient chacun à leur tour, il y avait un gagnant désigné par le public à l’applaudimètre. Une espèce de Monsieur Loyal mettait tout ça en scène. 
Tout ce que j’aime.
Nous avons perdu à ce jeu débile, l’autre groupe était de la région parisienne et avait rameuté tous ses copains. Ma cousine Anne Marie, fille de mon oncle chef de gare, a eu beau s’égosiller, applaudir à tout rompre à s’en faire mal aux mains : à elle toute seule, elle n’était pas de taille !
Notre beau quintette finissait son existence par un tour de piste foireux. Triste.
Il fallait trouver un remplaçant à Denis.
Tant qu’à faire, un contrebassiste nous donnerait une image plus jazz et musicalement  serait plus en phase avec ce qu’on écoutait maintenant…
Pierre, grâce à son réseau, n’a pas tardé à nous présenter un contrebassiste intéressé par notre musique.

Jean François Bercé est jazz. Très jazz. Trop jazz diront certains. c’est un bopper. Il habitait près de Parthenay, dans le Poitou. Nous ne pouvions plus répéter comme nous aurions aimé. Dorénavant, et cela vaudra pour le futur, nous ne pourrons répéter qu’avant une date confirmée. Dur changement.
Nous avions perdu une partie de notre identité en laissant partir Denis, c’était évident. Nous allions perdre encore plus. 
Après deux ou trois concerts Jean François eut une idée. Et si nous jouions en quartette ? Idée aussitôt validée par Daniel, très prompt au changement. Jean François nous explique que sans Pierre, la musique resterait compréhensible car très souvent Christian avait la première voix. On pourrait se permettre de gonfler les cachets…
Christian et moi nous sommes laissés faire. Ainsi va la vie des groupes…
À propos d’identité, sans Pierre, il ne nous en restait plus beaucoup !

Après une mini tournée organisée par Christian vers le Massif Central : Brive, Figeac, Decazeville, (où le patron du club nous demanda d’intégrer une bossa à notre set !) le groupe cessa toute activité.


Noëtra 1985


Christian et moi  allions commencer une autre aventure un an plus tard, en duo cette fois-ci sous le nom de Contrejour.
Lors de vacances à Granville, une fois par an à peu près, Il m’arrivait souvent de réécouter l’ensemble des enregistrements que j’avais réalisés avec Noëtra, puis avec Christian, sur le magnéto cassette de mes parents. Je copiais sur cassette tout ce que je faisais pour maman avant qu’elle ne décède en 94. Elle aimait se tenir au courant de ce qui pouvait bien se passer dans mon cerveau… 
Ces écoutes me remplissaient d’une mélancolie pouvant aller jusqu’au désespoir. 

Toute cette musique que j’écoutais en cassette chez mes parents sera finalement éditée à partir de 1992 par la maison de disques Muséa dans des circonstances que je raconte dans le livret du CD Définitivement bleus…Ce processus n’atténuera qu’en partie le sentiment d’avoir raté la rencontre avec notre public potentiel, celui de la fin de l’âge d’or du rock progressif.
Je n’arrive pas, encore aujourd’hui, à me débarrasser de l’idée d’avoir fait partie d’un groupe qui aurait pu faire, à son meilleur, quelque chose de plus grand.

Il aura fallu la fabrication physique des CD Neuf Songes et surtout Hauts Plateaux en 93, (Neuf Songes appartenant déjà au passé) pour que Papa et maman se rendent compte de l’impact d’un tel évènement. Maman acheta directement une ramette (25 ex.) de chaque CD, avec la ferme intention d’en vendre un maximum à la famille. Devant l’ampleur de la tâche elle les a très vite donnés. Mais il faudra six ans de plus pour parvenir à impressionner Riton*.
Maman décédée, papa restait plus de temps en séjour à la maison. On devait être en 99. Nous étions dans ma pièce de travail et je lui faisais écouter un enregistrement tout récent réalisé dans le studio de Kent Carter, c’était mon trio avec Kent et Jeff. Nous jouions un morceau de Keith Jarrett, Prism, découvert grâce à la discothèque de Christian Gerhards, vers les années 81/82, en pleine déconfiture Noëtra. Papa, homme de l’écrit, me demanda si ce n’était pas trop difficile de se procurer des partitions de musiciens étrangers. Je lui répondis que je n’avais pas besoin de partition car j’entendais les accords naturellement. Il est resté immobile pendant trois secondes puis un large sourire de satisfaction illumina son visage, j’étais devenu quelqu’un d’autre. 
J’avais 46 ans, la surprise passée, il m’a fortement conseillé, comme d’habitude, de faire une validation des acquis auprès de l’administration française. 



* Vincent utilisa ce surnom pour papa, mais pas avant d’avoir atteint l’âge adulte et toujours en son absence. Il sera vite repris par mes deux fils. Du vivant de papa jamais Catherine, François et moi n’avons osé.







                                                                                                           

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