6 "La Vache Brune"

Pendant ma seconde année de terminale, je n’avais pas eu beaucoup de nouvelles de Daniel, assez quand même pour apprendre qu’il avait arrêté ses études pour vivre de la musique (?), aidé par un copain habitant Saint Lô, rencontré dans son bahut. 
Magribe, son copain, lui avait trouvé une ferme à louer très peu cher, justement à côté de chez lui. 
Daniel n’a jamais fait les choses à moitié.
Lui et moi n’avions pas terminé notre histoire ensemble, elle se passera désormais à la ‘’Vache Brune’’. 

Ce lieu dit de la commune de St Samson de Bonfossé, prés de Saint Lô, abritait une petite fermette au bout d’un  chemin de terre. Pas d’eau courante, seulement un puits à cinq mètres de la maison, pas de chauffage non plus, seulement une cheminée noircie par la fumée. 

Une seule pièce au rez-de-chaussée, deux pièces à l’étage. Déjà quelques meubles fournis par Magribe : deux sièges de DS Citroën pour banquette, une table bricolée, à trois pieds avec un plateau genre tronc d’arbre, deux ou trois chaises, un gaz de récupération, c’est tout. À l’étage, première chambre, un matelas par terre, deuxième chambre la double batterie Pearl.


Une seule idée compte maintenant pour moi, rejoindre Daniel à la ‘’Vache Brune’’. J’avais une alliée, maman. Avait elle convaincu papa de la pérennité de la vie de musicien de bal ? Toujours est il que je débarque à la ferme de Daniel en juillet 72, avec François, qui y passera ses vacances d’été. 




François Lapouge : Jean Lapouge, 1973, fusain sur papier Canson 
Mike Ratledge, 1973, encre de chine et gouache sur papier transparent



Je prendrai l’habitude de retourner voir mes parents en stop tous les quinze jours avec mon linge sale, mes pulls ayant souffert de mes premières tentatives de lavage. J’avais essayé de laver mon plus beau pull à col roulé qui, je pensais, me donnait un petit côté Mike Ratledge, le trempai dans l’eau bouillante : en le remettant j’avais plutôt l’air d’un accordéon. Je continuerai aussi par la même occasion les leçons chez Mme Hammel. Papa pourra me ramener en GS à St Samson. Papa a toujours été Citroën.

Il y avait maintenant plusieurs matelas par terre dans la chambre de Daniel, fournis par Magribe. 

Magribe, anagramme de Gambier, prénom : Michel, est le personnage central de la Vache Brune. Il possède une 2 CV grise avec un cendrier débordant de mégots et des miettes de tabac partout car il roule les cigarettes et les joints.
Il est très serviable, un grand sens pratique, tend à vouloir améliorer tout ce qui peut l’être, obstiné, drôle quelquefois, pas toujours.
On sait quand il est dans les parages car il traine toujours derrière lui des effluves entêtantes de patchouli.
En cuisine Magribe a une spécialité : le riz complet aux herbes de Provence. Nous avions quelquefois du mal à distinguer le riz des herbes. 
Cela nous changeait de toute façon de notre régime alimentaire de base. 
Le matin : pain au lait chaud, midi, en alternance, œufs de canne donnés par la ferme voisine ou sang de porc séché en galette, soir : pain au lait chaud.

Magribe avait une autre recette : la décoction de feuilles d’eucalyptus. Daniel et lui l’ont essayé un jour. Deux heures après j’empêchais Daniel de se défenestrer du premier étage. Ses comportements étranges et les hallucinations ont duré deux jours !


Pour la musique Magribe est notre premier fan. C’est lui qui tourne la plaque d’isorel mise devant mon ampli, un système inventé par lui-même, imitant l’effet d’une cabine Leslie lors de nos concerts improvisés dans la pièce de la Pearl, effet garanti. 

C’est lui aussi, qui m’achètera une belle guitare classique quand nous nous sommes sérieusement mis à jouer en duo, violon / guitare, Daniel et moi. 
Daniel et Magribe n’auront jamais fait les choses à moitié.

C’est encore lui, Magribe, qui organisera une virée à Royan pour assister à un festival de musique contemporaine.
Le camping municipal de Royan au mois d’avril se révéla épuisant. 
Lors de la soirée de clôture, un vrai marathon, je me suis endormi pendant la symphonie fantastique pour me retrouver en plein moyen âge, au milieu d’un motet de Guillaume de Machaut. 
Magribe, respect.

Vivre avec Daniel à la Vache Brune n’a jamais été difficile, on se connaissait tellement. Nos deux personnalités n’engendraient pas de tension particulière, on pouvait faire ce qu’on voulait sans en rendre compte forcément à l’autre. Daniel pouvait passer des heures à jouer de la batterie sans que je m’en aperçoive, accaparé que j’étais par mes propres recherches. J’écrivais maintenant mes idées sur des cahiers de musique, lui noircissait des pages et des pages de “patterns” de batterie, dans des mesures invraisemblables, qu’il pourrait utiliser au cas où… Il avait commencé aussi l’apprentissage du violon, dans quelles circonstances ? Je ne me rappelle plus. Au début le crin-crin du violon était difficile à supporter mais il a vite fait des progrès à tel point que jouer en duo devenait envisageable. J’ai commencé à créer un petit répertoire spécifique qui ressemblait plus ou moins à de la musique de chambre, j’avais beaucoup écouté Debussy, Fauré, Ravel, Poulenc, en empruntant des disques à la discothèque de maman.

Daniel et moi devant l’objectif de “Toutoun” grand copain et camarade de classe de Daniel et Magribe dans leurs années Octeville. Tout est très étudié. Daniel très concentré sur ses paterns ultra compliqués, le violon bien en avant au premier plan. Quelques dossiers nonchalamment ouverts laissent voir des morceaux écrits pour la postérité… Un titre même : Chant du Matin des Eaux. Titre de Magribe, en référence à sa découverte et marotte classique du moment : Charles Koechlin. Pas sûr que mon petit morceau de deux pages soutienne la comparaison avec son beau titre d'inspiration début vingtième. Le titre est écrit à l’aide d’un pochoir lettres que l’on voit à moitié caché à droite de la table. En arrière plan la guitare anormalement grande de Daniel, posée sur le siège de DS et adossée à l’escalier. Je n’ai jamais retrouvé le manuscrit de Chant du Matin des Eaux, définitivement perdu pour la postérité.





Même séance photo, “Toutoun” toujours derrière l’appareil. Je prends la pose avec ma Troubadour. À noter : un de mes pulls col roulé Mike Ratledge tricoté par ma mère sur mes indications très précises. La couleur : orange. Une veste “Bûcheron Canadien” remplace la redingote velours bleu marine des années Boto. Avantageusement à mon sens. Un coté Jack Kerouac. Elle m’avait été donnée par Maryvonne qui la portait tout le temps. Maryvonne était une grande fille “beat” aux allures Blonde Marilyn un peu destroy qui avait eu un grand chagrin d’amour quand Jean Emile l’avait quittée pour Sylvie. Elle affolait littéralement tous les garçons qu’elle rencontrait. Si par malheur l’un d’eux se permettait un geste déplacé, elle se montrait glaciale. Une reine. Comme toutes les filles beat elle s’habillait en garçon, sans recherche aucune, refusant toute féminité. Quand elle a su que j’adorais sa veste, elle me l’a donnée sur le champ, me plongeant dans une confusion totale. Maryvonne était et reste pour moi la plus belle fille du monde.

Avec Daniel on ne parlait pas beaucoup, on n’en avait pas besoin, on s’était déjà tout dit, enfin tout ce qu’on pouvait se dire. De temps en temps l’un de nous avait “l’angoisse” sorte de vertige et de questionnement profond sur l’avenir auquel on ne pouvait répondre, pas assez de mots pour ça, les mots compliqués, on ne voulait pas les employer, on ne pouvait pas les employer, on était musiciens après tout, pas romanciers. Pourtant on lisait beaucoup. J’avais pour ma part commencé mon cycle de littérature américaine, Dos Passos, Henri Miller, Jack Kerouac etc. en poche, évidemment.  Daniel, c’était plutôt Caldwell et Steinbeck.
Celui à qui “l’angoisse” arrivait restait prostré dans un siège de DS pendant des heures. Cela nous arrivait à tour de rôle. L’autre attendait patiemment que cela passe. Ça passait toujours.
La vie coulait en dehors du monde. 
De temps en temps, quand on pouvait, on allait au cinéma à Saint Lô. Pas question de faire du stop pour le retour, plus de voiture, donc dix kilomètres à pied.
Je me souviens particulièrement de la sortie d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick. 

La seule chose que j’aie jamais vraiment reproché à Daniel, c’est le fait qu’il ait toujours continué à s’acheter du shampoing Klorane pour ses cheveux qu’il avait bouclés, très longs, très beaux et dont il prenait grand soin. Il allait toujours acheter ce shampoing en pharmacie, même dans les pires moments de dèche…



Notre seul vrai rapport au monde c’était les disques.
La bande son de la ‘’Vache Brune’’ c’était Weather Report I Sing The Body Electric, Miles Davis In a Silent Way/Bitches Brew/Live-Evil, Soft Machine 5 & 6, King Crimson Lizard et Mahavisnu Orchestra Inner Mounting Flame

En écoutant ce disque j’ai fait une une grosse déprime. À la guitare, Mc Laughing plaçait la barre tellement haut, à quoi bon continuer…
Changer d’instrument me paraissait la solution. 

Direction Rennes en stop.
Achat d’un hautbois à crédit.
Caution Papa, Maman.
Retour St Samson en stop.

Mais troquer la guitare pour le hautbois ne s’avéra pas évident. Pour  l’apprentissage du hautbois j’ai quand même tenu bon quatre ans. Au tout début, je suis même allé prendre quelques cours au conservatoire de Saint Lô. Le directeur du conservatoire jouait du trombone et réalisait les arrangements du groupe de bal de Daniel…

Lapin voulait aussi étendre ses capacités musicales par l’apprentissage d’un autre instrument, il pensait que cela lui donnerait plus de chances d’être engagé à l’année par un orchestre de casino. 
Professionnellement, pour nous, l’orchestre de casino représentait le Graal. Ce cran supérieur permettait de jouer tous les jours dans un endroit fixe, le top !

Il avait réussi à dégoter un xylophone en attendant le vibra. À Granville, dans ma période ‘’achat en nombre’’ de disques j’avais découvert  Throb du vibraphoniste Gary Burton qui deviendra l'un de mes musiciens favoris. 
C’est vous dire que Lapin et son xylo, pour moi, c’était l’aubaine. 

Le personnel idéal de mon groupe était maintenant tout trouvé : Daniel, Lapin, le saxo du grenier, un jeune bassiste : Denis Lefranc, recruté par je ne ne sais plus qui et moi. J’avais réussi à mettre sur pied deux ou trois répétitions dans la pièce de la Pearl.
Le premier morceau que ce groupe a déchiffré avait déjà un titre : Luisances
Ça ssonnait ssuper. 


Luisances, saxophone

Mes premières tentatives d'affiche...


Magribe, en nous entendant, avait déjà pris les devants : il pensait au camion. Un jour on l’a vu arriver avec une estafette Renault. Elle ne repartira jamais de la ferme, la bielle avait coulé. L’estafette finira lamentablement comme fosse d’aisance dans la grange.

Un peu plus tard nous avons fait une petite percée dans le métier. Un enregistrement de trois morceaux, dont le fameux Calèche, réalisé à Radio Cherbourg mettant en relief notre duo violon / guitare était parvenu aux oreilles d’un programmateur de la télévision régionale de Caen. 
Ils avaient même décidé de venir faire un reportage à la "Vache Brune" pour le diffuser aux infos régionales.

Avant qu’ils n’arrivent, Daniel et moi avions programmé un grand ménage. Il y avait du boulot, surtout sur le gaz, le lait débordant presque tous les jours.
Voilà la voiture de la télé, en sortent une journaliste en veste peau de mouton et son caméraman. Interview  "comment deux jeunes gens ..." genre documentaire FR3 et mise en boite d’un morceau comme fond sonore.
Après la diffusion du reportage, les relations avec mon père se sont améliorées.


Début 73 le groupe de bal dans lequel jouait Daniel s’arrêta, suite à des difficultés financières, mettant en danger notre fragile équilibre. Il fallait évoluer. 

Lapin nous avait parlé du patron d’un bistrot de Rennes, ancien musicien qui jouait le rôle de poste restante. Il faisait l’entremetteur entre musiciens et chefs d’orchestre. 
Un groupe de bal de la région de Poitiers cherchait un guitariste et un batteur. 

La semaine suivante nous partions avec Marie Christine, l’ancienne copine du saxo du grenier, bientôt ma future épouse, propriétaire d’une 2CV 6, en route pour le sud ! Daniel et moi ne savions pas conduire.




1 commentaire:

  1. Quels début excitants !!! Franchement, je vous avoue que je ressens une certaine envie... Mes débuts dans la vie ont été bien trop conventionnels ! Passer de Pré de Cordy à l'école de commerce à Bergerac m'aura permis de rencontrer ma première véritable copine, qui deviendra plus tard ma compagne pour 5 ans. Sur "ordre" de mon père fatigué de m'emmener de boum en boum, je me retrouve à piloter une 125 cm3. La découverte de cette liberté et de l'autonomie sera la révolution de toute ma vie.
    J'écoute de plus en plus de prog-rock, mais je ne pratique plus.

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