7 Le bal

Notre entrée dans le vrai monde professionnel ne fut pas fracassante. Les Lionceaux, un groupe de Jaunay Clan près de Poitiers, avait un bon niveau. Nous fûmes pris par défaut je pense, passant l’audition de justesse. 
Ce groupe était particulier, son répertoire était orienté rock. Du rock, j’en avais la guitare, le son et les plans mais je n’avais pas l’attitude. 
Le bassiste, Vonvon, ami d’enfance du chef d’orchestre, lui, avait l’attitude. 
Tout en jean très serré, gros ceinturon, petit foulard, il avait piqué toutes les poses de Jaco Pastorius et possédait le même ampli : un Acoustic deux corps, l’ampli le plus lourd du marché.

Daniel et moi logions à l’hôtel pendant les premières répétitions, le rodage et les premiers bals, en attendant mieux. Marie Christine était repartie à Cherbourg reprendre son travail de coiffeuse.

Un mois plus tard, le chef d’orchestre nous propose d’aller chercher nos affaires restées à la ‘’Vache Brune’’ car il nous avait trouvé un plan de logement pas cher dans un château !
Lorsque nous sommes arrivés à la “Vache Brune”, avec le camion de l’orchestre, nous avons eu la surprise de voir que la ferme était habitée. Magribe, dans sa générosité, avait voulu dépanner quelques copains zonards. 

Ils avaient tout saccagé, mis une bulle de texte à mon grand tableau en gouache représentant Shakespeare, pillé notre discothèque, bref il n’y avait plus grand chose à emporter, sauf nos deux chats et Snoopy, un pauvre vieux caniche que nous avions en pension, qu’un couple d’amis à Magribe, encore lui, avaient "oublié" de venir rechercher  et que Daniel avait pris en affection.
Au château, dans les trois pièces que nous louions au châtelain, nous allions repartir à zéro. Au dessous de zéro, car nous avions appris qu’il nous fallait aussi régler la note du mois de pension à l’hôtel. 
François et son copain Jean Pierre sont venus nous voir au  ‘’Château des Martins’’ pendant les vacances de Noël 73, peu après que Marie Christine me rejoigne. Je me souviens très bien de mon cadeau de Noël : Seven de Soft Machine.
Il régnait une atmosphère étrange dans ce château du 19ème construit en périphérie de Poitiers, atmosphère lourde due en partie à la présence constante du châtelain dans la journée. Militaire à la retraite, alcoolique, il venait cuver ses deux bouteilles de mauvais vin par jour, laissant sa famille dans leur appartement situé dans un quartier résidentiel, pas très loin du château.
Le jour où nous lui avons avoué que Snoopy commençait à donner des signes d’agressivité, il s’est empressé de le viser de loin et de le tuer avec sa carabine, visiblement très satisfait de lui. 
Nous ne pourrons pas rester longtemps dans cet endroit, improbable, oppressant et presque malfaisant… La petite ferme que le chef d’orchestre des Lionceaux nous trouvera en catastrophe était située à l’opposé, dans une commune répondant au nom charmant de Vendœuvre du Poitou. Un vent d’inspiration devait y souffler car en six mois je composais douze morceaux dont la suite de quatre morceaux : Agréments parfaitement bleus (I, II, III,  Épilogue) et la suite de six morceaux : Périodes Ultérieures, Périodes Antérieures. Nous y écoutions aussi Mekanïk Destruktïw Kommandöh de Magma et Red de King Crimson en boucle, comme d’habitude. 

Dans un groupe de bal en 73/74, il doit y avoir au moins deux chanteurs. 
Le “chanteur français”, dont  le répertoire doit couvrir le spectre de la variété française, même s’il peut avoir une spécialité, Claude François, Mike Brant etc. et un “chanteur anglais”.
Notre “chanteur anglais”, Jean Marc, se débrouillait pas mal du tout. 
J’ai du apprendre une bonne partie du répertoire de Deep Purple, leurs morceaux faisaient un carton dans le public. Daniel et moi avons vite sympathisé avec Jean Marc. 
Nous avons écumé tous les bals allant de la Vendée jusqu’au Berry.

Un autre chanteur, relation du chef d’orchestre, fit son apparition, plus tard. Dan, c’est son surnom, chantait exclusivement du Johnny Hallyday, il copiait aussi un peu son physique et ses mimiques de scène. Au début on a eu du mal avec Johnny, après ça s’est arrangé. Nous avons eu droit à ses interprétations de La musique que j’aime, Le feu, Que je t’aime etc…
Nous avons appris le métier de musicien de bal.

Au moment ou nous commencions à nous y faire, le chef d’orchestre distilla des signaux inquiétants. J’ai appris depuis à reconnaitre ces signaux, toujours les mêmes (messes basses, sourires en coin…) ils préfigurent une refonte totale ou partielle du personnel.
Dans le cas présent : refonte partielle. Vonvon et Dan ne ferons pas partie de la charrette.

Marie Christine m’apprit qu’elle était enceinte, la naissance devait avoir lieu en juin. Panique.
Jean Marc allait nous sauver la mise en nous accueillant chez lui pendant trois mois.
Daniel, lui, avait trouvé un engagement dans un orchestre de La Roche Posay.
Jean Marc. Respect.



Jean Marc habitait Bordeaux, enfin Lormont, dans une grande tour HLM. Avec son carnet d’adresses il me trouvera assez vite un plan de bal : à Poitiers ! 
Mes deux orchestres suivants seront dans la région centre : Chatellerault et Chateauroux. Ma passion pour les trains allait vite s’émousser.

Petit bréviaire du musicien de bal

    - On dort sur un lit pliable à la cave ou bien dans une couchette aménagée dans le camion si on habite loin et qu’un hébergement est nécessaire.
   - On ne mange jamais avec Madame Chef d’orchestre.
   - On ne parle jamais de la musique qu’on aime, ou alors on ment effrontément.
   - On ne reste jamais très longtemps dans l’orchestre, les ricanements et les sourires entendus surgissent très vite dès lors que votre place est convoitée par un copain du Chef.
     - On ne dit jamais de mal de la concurrence car on va vite en avoir besoin.

Dans la semaine, rien de tout cela.
On fait ce qu’on veut et ça, ça n’a pas de prix.

Dans l’entourage immédiat de Jean Marc il y avait son frère Michel, chanteur de bal renommé et Serge K, grand copain de Michel, jouant de l’orgue dans le groupe de bal de Michel. 
Ces deux là avaient dans leur discothèque tout que je voulais découvrir. Avec Serge les avatars de l’école de Canterbury et tous les disques de Magma, avec Michel les chef d’œuvres des débuts du catalogue ECM.
J’ai bien essayé de jouer avec Serge. C’est un garçon adorable et plein d’humour, compositeur lui même, mais quelque chose ne s’est pas fait ; j’avais surtout du mal à entendre le piano dans ma musique. C’est encore vrai aujourd’hui.

Après mes déboires en région Centre où je n’ai pas réussi à rester plus de six mois dans le même orchestre, Jean Marc, qui jouait à Brive, entendit parler d’une opportunité guitare / batterie dans un groupe de Périgueux. 
Daniel et moi, cette fois-ci, allions faire l’affaire sans problème. 
Daniel quitta très vite La Roche Posay où il était au chômage depuis plus de six mois et en précarité extrême pour emménager près de Périgueux dans un petit village en pleine campagne.

Marie Christine,  Nicolas et moi resterons encore, mais plus pour très longtemps, dans la tour HLM "Les Alpilles" à Lormont, où nous louions un F3 que nous avions trouvé après le sauvetage de Jean Marc.


Avril 76. Nous habitions maintenant une maison à Creyssensac et Pissot, petite commune à 15 kilomètres au sud de Périgueux. La maison de Daniel était toute proche. Nous n’étions pas fâchés d’avoir laissé derrière nous la grande tour HLM où nous avions vécu un peu plus d’un an. Comme nous avions maintenant un enfant, papa et maman nous ont aidé à déménager. Nous avions loué une petite camionnette pour transporter le peu que nous avions. Papa avait eu un petit accrochage au retour à Libourne. Son premier accident. Chaque vacances il nous en reparlait, ça l’avait traumatisé. Enfin nous retrouvions de nouveau la campagne et sa sérénité.

Mais notre passé commun récent, à Jean Marc, Daniel et moi allait nous rattraper. 
Dan, le chanteur “Johnny” des Lionceaux, vint un jour chez Jean Marc lui exposer un projet : il cherchait des musiciens pour l’accompagner car il avait  trouvé un super plan de “gala” à Valence, dans le sud, où il serait la vedette. Le répertoire comprendrait en gros tous les morceaux de Johnny que nous jouions en bal à Poitiers. Daniel et moi n’avions jamais cherché à comprendre comment un type comme lui, largement mytho, s’était retrouvé à jouer dans un groupe de bal comme le nôtre. Remarquez, des dingues d’Hallyday, on peut en trouver facilement deux ou trois par région.
Le bruit courait que Dan avait fait de la taule. 
Grand amateur de westerns, il nous avait invité, Marie Christine, Daniel et moi, un jour dans son pavillon surchauffé pour une soirée “plateau télé”. Il arborait toujours un col roulé blanc et fumait blonde sur blonde dans un style “acteur américain”. Il avait une femme très différente de lui, un peu plus âgée, assez effacée, ayant visiblement eu, avant lui, une vie compliquée. Elle avait deux petites filles. 
Quand on lui posait des questions Dan ne répondait jamais, il fallait se contenter d’un air qui sous entendait : “causez toujours, p’tits cons, vous ne connaissez pas la vie’’… En fait il nous impressionnait un peu. Il cherchait à garder son mystère.

Le projet Valence se précisa, tous les musiciens avaient donné leur parole.
Jean Marc, engagé comme choriste, le bassiste et le clavier/sax  du groupe de bal de Périgueux, Daniel et moi. Dan nous avait fait miroiter un bon cachet…
Le jour fatidique arriva. Nous n’avions pas répété. Nous devions choisir er répéter les morceaux dans le car. Culot insensé.
La tournée commença par le ramassage des musiciens. 
Les musiciens de Périgueux s’étaient regroupés tôt le matin chez le clavier. 
On a vu arriver de loin un car “Chausson” venant de Poitiers avec ses deux chauffeurs et Dan trônant devant, tout sourire. Il était prévu qu’on embarque aussi femmes et enfants, ce qui donnait un petit côté “trip hippie californien” à l’affaire. 
Traversée fatigante mais joyeuse du massif central, sans avoir vraiment travaillé le spectacle et le répertoire. On verra bien… La tension commençait à monter. 
Banlieue de Valence, fin d’après midi. Le car s’arrêta soudain devant un gymnase minable et désert, personne n’était là pour accueillir la troupe. A l’intérieur du gymnase une estrade et une centaine de chaises qui, le soir, resteront vides. Les seuls mots qu’on entendra de Dan : on joue pas, j’veux pas payer la Sacem* ! De toute façon qu’est ce qu’on aurait pu jouer ?

*Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique


Après ces mots il sombrera dans un mutisme complet recroquevillé sur le premier siège passager, la tête enfouie dans son col roulé blanc. Les deux chauffeurs décidèrent alors de repartir le plus vite possible de ce bourbier, sans manger, prenant en main, avec la femme de Dan, le commandement de cette troupe d’ahuris. Silence de mort dans le car, traversée harassante et glaciale du massif central. Fin du périple. Nous n’avons plus jamais entendu parler de Dan. Nous n’avons jamais su son vrai nom, non plus. 

Avec l’orchestre de Périgueux les bals s’enchainaient tous les week ends, nous donnant une relative stabilité financière. Nous étions payés 180 F le bal, chaque bal donnant normalement droit à une vignette. Nous arrivions à nous faire globalement 1400 F par mois, le SMIC à cette époque était autour de 1550 F. Il nous fallait absolument comptabiliser 12 vignettes par trimestre pour pouvoir prétendre toucher la sécurité sociale et les allocations familiales. Cette fois-ci Daniel et moi avons toujours eu le compte.

Cet orchestre avait la particularité d’avoir dans ses rangs une chanteuse, sœur du chanteur principal et un trompettiste, ami du chanteur. Ils venaient tous les trois de Bordeaux. Le chanteur habitait au cœur du quartier  Bacalan, quartier des docks et des entrepôts du port de Bordeaux. Il arrivait souvent qu’il nous propose des choses invraisemblables au marché noir. Un jour, lors d’un soirée animation loto dans un coin reculé de la Corrèze, avec l’aide de sa sœur, il a embarqué dans le camion un dindon ! Lot que les gagnants n’étaient pas venus chercher. Imaginez le retour.

Musicalement la chanteuse permettait d’étendre le répertoire de l’orchestre avec du Nicoletta et du Annie Cordy, par exemple. Elle chantait évidemment “J’ai encore rêvé d’elle” en duo avec son frère, chanson très en vogue en 75, le trompettiste lui s’acquittait du solo de trompette de L’Été indien et du tube instrumental Dolannes melody de Jean claude Borelly comme il pouvait car il n’était pas vraiment professionnel. La chanson de cette époque que je préférais jouer était Les mots bleus de Christophe, je ne sais pas pourquoi. Daniel et moi sommes restés près de trois ans dans cet orchestre, nous nous sentions relativement en sécurité.

Les ambitions musicales pouvaient refaire surface.



L’orchestre de bal de Périgueux. Le chef est bien démarqué des musiciens. Nos costumes de scène nous avaient coûté une fortune. Les chemises rouges étaient en satin. Petite coquetterie, celle du chef avait un liseré blanc au col. La particularité du satin est qu’il est très froid à porter l’hiver et favorise les dégoulinades de sueur l’été, il n’éponge pas. Il ne m’est jamais venu à l’idée de prendre en photo le J7 rallongé qui nous contenait tous. Le fait qu’il ne se soit jamais coupé en deux tient du miracle.

                                                                                     
À suivre  8  Noëtra                                               



2 commentaires:

  1. décidément, c'est palpitant !! Digne des histoires des groupes les plus réputés... ;-D

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