8 Noëtra



Christian, Denis, Jean et Daniel


De 73 à fin 75 j’avais accumulé un nombre assez important de manuscrits que je voulais réaliser ou tout du moins entendre. Je ne pouvais pas chanter toutes les parties en même temps. Il me fallait un groupe.
J’avais le batteur. Pour le bassiste j’y suis allé au culot. Lors d’un séjour à Granville, je suis allé voir Denis, le bassiste ayant joué Luisances à la Vache Brune. 
Il habitait toujours chez ses parents à Villedieu les Poêles, je lui ai demandé de venir nous rejoindre. 
Devinez quoi ? Il a dit oui.
Je ne me rappelle pas avoir aidé Denis à son arrivée en Dordogne. Il a tout arrangé seul. Son boulot, sa maison, tout. 
Denis. Respect. 

Denis est l’homme des débuts de Noëtra. Gentil, doux, un peu lunaire. Le questionnement perpétuel et l’indécision font partie de sa vie. En musique, il a un bon tempo, est lecteur et possède un très joli son, quelque soit la basse. Une qualité. 

Il avait fait un peu d’études en arts plastiques, sa chambre était encombrée de cartons à dessin remplis de croquis et de dessins réalisés au crayon de couleur dans un style assez rond et pop. Il se demandait deux ou trois fois par semaine s’il fallait mieux qu’il choisisse  sérieusement la musique ou le dessin. Quelquefois il ajoutait aussi un “qu’est ce que tu en penses ?”, qui nous mettait dans l’embarras. Nous lui devons la seule affiche que Noëtra aie jamais eu.



Denis Lefranc : Affiche Noëtra 1978

Je vois des sourires à l’évocation du nom du groupe. Et bien non, le nom du groupe n’est  pas de moi. Il est de Magribe. Il avait déjà trouvé le nom du temps de la “Vache Brune”, il était maintenant grand temps qu’il serve.
Plus tard, il proposera d’y ajouter un appendice, une maxime : Noëtra, la Musique de L’Eau qui Flambe. 
Il me suggéra aussi quelques titres de morceaux qui lui passaient par la tête en nous écoutant : Orge Dais Jadis, Sommeil Ovale, Soir et Basalte…J’en retins quelques uns. L’autre pourvoyeur de titres pour Noëtra était François. je lui dois : Mort du Hêtre, À Prétendre S’en Détacher, Sens De l’Après Midi et Qui Est Il Qui Parle Ainsi ? Je n’ai jamais compris pourquoi tous ses tableaux s’appellent Sans Titre alors qu’il est visiblement doué…


Nous avons commencé à répéter chez Denis, à cent mètres de chez nous, dans une maison qu’il avait trouvé à louer dans le bourg de Creyssensac. 

La particularité des maisons que nous louions tous était qu’elles étaient sans confort aucun. Si, l’eau courante et les WC à l’intérieur, quelquefois un cabinet de toilette, la plupart du temps sans douche. La palme revenait à la maison de Daniel. Elle se situait au bout d’un chemin serpentant en plein bois de pins qui faisait bien un kilomètre. La nuit, quand le chef d’orchestre nous ramenait, les phares du J7 balayaient les aiguilles de pin à n’en plus finir. Comment notre chef d’orchestre a t’il pu supporter ça si longtemps ? Daniel a appris à conduire le premier, heureusement. Il s’est vite acheté un 2cv camionnette. Sa maison était en mauvais état, humide, pleine de salpêtre et de souris courant partout, spécialement dans le buffet car la maison était meublée. A ce titre il y avait aussi un lit avec bois de lit qu’il était obligé quelquefois de déplacer pour éviter des gouttières d’eau par temps d’orage. Il n’y avait qu’une chambre et une cuisine, encombrée dans un coin par la batterie. Daniel est resté plus de dix ans dans cette maison. C’était son paradis.


Trois musiciens c’est bien, quatre c’est mieux.

Je rêvais d’avoir un hautbois dans le groupe. Nous savons maintenant que je jouais du hautbois moi-même, mal.
La proximité avec Soft Machine saute aux yeux, bien que je n’aime pas beaucoup le son du hautbois de Carl Jenkins dans les disques de Soft Machine. La prise de son de l’instrument très près du bocal n’arrange rien, il semble étriqué. Plus tard, quand je m’occuperai de prise de son, je trouverai le bon placement des micros pour restituer toutes les harmoniques de l’instrument, m’inspirant d’une photo d’Oregon en concert. 
Mes références en matière d’orchestration en général étaient plutôt celles des disques de  musique classique qu’écoutait maman dans le bureau de papa…

Denis m’apprend qu’il avait entendu parler d’un hautboïste qui à la fois prenait des cours au conservatoire de Rennes et jouait dans un groupe de rock. Il pourrait se débrouiller pour avoir son adresse.
Une cassette avec un ou deux morceaux enregistrés à la hâte en répétition, réussit à convaincre Christian Pabœuf, puisque c’est son nom, de nous rejoindre. 
Denis et moi, irons le chercher à Rennes. 
Christian s’installera chez Denis en avril 77.

Le noyau dur de Noëtra était né : Jean, Daniel, Denis et Christian. Une alchimie particulière, un équilibre.
Denis et Christian se sont très vite bien entendus. Leurs moyens de subsistance étaient plus réduits que la première paire du groupe car plus aléatoires. ils ont créé aussi un petit réseau d’amis différents.
Nous répétions maintenant chez Denis et Christian à cent mètres de chez moi, dans le bourg de Creyssensac, donc.

En musique, Christian est un improvisateur né. 
Multi instrumentiste : hautbois, toutes les flûtes à bec, guitare, puis plus tard, au gré des besoins, percussions et vibraphone. Encore beaucoup plus tard, ce dernier instrument fera exploser sa créativité.
Nous allons devenir très proches. Une amitié qui quarante ans après, ne se démentira jamais. 

À l’époque où nous l’avons connu, Christian avait un physique assez frêle, comme en témoignent les rares photos prises à ce moment là. Souvent nous avions peur qu’il n’échappe son instrument par excès d’émotivité. Cela n’est jamais arrivé. Il avait un petit chien baptisé Ion, concrétisant toute l’admiration qu’il avait pour le groupe Yes. Christian aimait la théâtralité en musique, à la façon de Genesis ou de David Bowie. Il commencera lui aussi à dessiner, surtout au crayon.
Christian fait partie de mon présent (2018), c’est vous dire l’importance de nos relations.

Dans nos premières répétitions nous avons commencé à jouer mes idées les plus récentes. Celle qui me vient à l’esprit est la tournerie centrale de Lisière Pourpre (janvier 77). Cette tournerie sonnait très bien, façon King Crimson Red, Christian était inspiré, Daniel jouait un peu “à la Bruford”. Le thème, lui, manquait de corps. J’aurais aimé un violon pour doubler le hautbois. 

Le hasard en décidera autrement. 
Michel L. le chanteur, frère de Jean Marc, avait commencé l’apprentissage de la flûte traversière. Je m’étais lié d’amitié avec Michel.
Michel a une belle culture rock. Grand acheteur de disques, il aimait aussi beaucoup les conversations musicales. Ça tombait bien, je suis moi même plutôt bavard sur le sujet. Je me sentais très bien en compagnie de Michel ; quand je lui parlais de mon travail, de mes projets, il était très intéressé et m’envoyait toujours des ondes positives. Je le faisais aussi beaucoup rire par mes anecdotes musicales de bal.
Je lui ai demandé si cela lui plairait de venir jouer de la flûte dans le groupe.
Michel est donc venu de Bordeaux répéter avec nous tous les vendredis. Ce rite du vendredi allait devenir sacré tout au long de la vie de Noëtra et même après.
Du coup  le thème de Lisière Pourpre, titre de michel, a pris du corps. L’idée du violon n’avait pas été abandonnée pour autant, Michel est  même venu un jour de répétition avec Pierre Blanchard, jeune violoniste en devenir, pour nous le présenter. Nous avons joué ensemble le temps de la répétition mais nous ne l’avons plus revu. Nous ne pouvions rien lui apporter professionnellement.

Côté jazz, Michel m’initiait, toujours grâce à sa discothèque, à l’esthétique du jazz européen qui se développait particulièrement  chez les label allemands, moi je me contentais de suivre mes musiciens favoris en achetant, quand je pouvais, leurs productions.
L’achat du disque No Pussy Footing de Robert Fripp / Brian Eno fut déterminant, pas tant sur le plan musical que sur la lecture des notes de pochette où l’on peut lire, dans la liste du matériel utilisé : 2 modified Revox A77 Tape recorders. 

J’avais peut être là, la solution pour écouter de façon durable notre travail, en espérant que les magnétophones utilisés par nos deux héros ne soient hors de portée et trop “modifiés” !

Bientôt, un magnétophone Revox A77 trônera pour longtemps sur le meuble le plus en vue du salon, une espèce de secrétaire range papiers repeint en rouge sang.

J’avais choisi le modèle 2 pistes 19 cm/seconde, évidemment deux fois moins gourmand en bandes magnétiques que le 38 cm/seconde. Ces bandes coûtaient une fortune !

L’apprentissage du maniement du Revox se fit comme n’importe quel apprentissage : par la méthode des essais et erreurs. La ‘’repisse’' du son d’un instrument dans le son d’un autre instrument devint une hantise. Heureusement, dans la notice du A77 il y avait la rubrique : Re-recording. Son sur son, en français.

Ce stratagème fera mon bonheur. On pouvait enregistrer le son d’un instrument, rejouer l’enregistrement de cet instrument appelé ‘’playback’’ en y ajoutant le son d’un autre instrument, du coup : plus de repisse ! Ce qui est vrai pour un instrument, l’est aussi pour un groupe d’instruments. 
Vous savez maintenant comment ont été réalisés les enregistrements de Noëtra.

La technique globale était trouvée, restait à l’améliorer pour envisager quelque chose d’audible.

Le groupe progressait lui aussi, indéniablement.
Michel lui, d’après certains membres du groupe progressait moins. Il est vrai que l’apprentissage d’un instrument à l’âge adulte prend beaucoup de temps… Étions nous vraiment si pressés ?
On pourrait théoriser sur l’existence, la vie, la mort d’un groupe. D’autres que moi l’ont certainement fait.
Je me contenterai de rappeler cette règle simple :
Quand un groupe se cherche, le maillon le plus faible trinque.
Tous les membres du groupe sont soumis au dur jeu des alliances. 

Michel devait partir. Qui doit lui annoncer ?
Comme à l’école, le responsable de la classe.
Moment affreux car Michel était mon ami. Mais le groupe, l’entité supérieure avait tranché, je ne pouvais pas me défiler.
Après cela Il y eu un grand coup de froid entre Bordeaux et moi.

Le Groupe doit continuer. Il continuera six mois plus tard avec Dominique Busson.
J’ai connu Dominique lors de mon passage dans le deuxième orchestre de bal de la région centre. Celui de Châtellerault. Pas le pire, humainement. Lui aussi se montra très intéressé par la direction que prenait la musique du groupe.

Dominique est clarinettiste, flûtiste et saxophoniste. L’homme rêvé pour un compositeur aimant les instruments à vent. Grâce aux progrès réalisés dans le maniement du Revox, les enregistrements vont commencer à devenir audibles.


Dominique Busson : flûte traversière et saxophones


Marie Christine et moi avions maintenant deux enfants, Nicolas et Hugues. La vie coulait, paisible, propice à la musique que je voulais réaliser. Aurais je pu concevoir la même musique dans une grande ville ? Probablement pas.

Nous avions de bonnes relations avec nos propriétaires, voisins immédiats.
Ils ont proposé de nous prêter une de leurs granges pour nos répétitions. 
L’emplacement de la grange formait un triangle équilatéral de cent mètres de côté avec la maison de Denis / Christian et la nôtre.
On dit grange par commodité, mais en fait cela avait du être, il y a longtemps, une maison d’habitation,. Le sol était cimenté, il y avait une fenêtre et l’électricité, heureusement. Nous avions appris à nous prémunir des inondations du sol qui pouvaient arriver en été, par temps d’orage, en surélevant les instruments et les câbles. A part ça, quelques travaux sommaires dans le genre pose de cartons à œufs sur les murs et installation d’un mauvais poêle à bois nous ont permis de nous installer dans un confort relatif. La porte d’entrée, en grosses lattes de châtaignier tenus par des clous, typique de la région, laissait passer les courants d’air. Elle fermait avec une énorme clef. la serrure aurait pu être fracturée par un bon tournevis, fragilisant d’un coup les seuls objets de valeur qu’étaient nos instruments. J’avais construit deux baffles de sono, m’inspirant d‘un baffle Altec/Lansing acheté par Denis. J’avais réussi à réaliser les fameux arrondis qui projettent le son du haut parleur, caractéristiques de ce genre de baffle, ce dont je n’étais pas peu fier. Cette solution orgueilleuse du "tout faire soi même" révèlera malheureusement plus tard ses limites…
Pour le moment cette grange sera le théâtre des opérations de Noëtra.

Dans une pièce de théâtre, il faut un héros qui traverse tous les actes.
Notre héros nous l’avions déjà.

Un soir d’hiver 77, à vingt trois heures bien passées, Marie Christine et moi entendons frapper à la porte d’entrée de notre maison. Sur le pas de la porte devinez qui ? Magribe et sa compagne, revenant d’une saison de ramassage de Pommes au Canada.
Ils avaient retrouvé notre adresse et ne savaient pas trop où aller… Nous remémorant Jean Marc et sa générosité, nous leur offrons de rester à la maison en attendant mieux.
Ils ont trouvé assez rapidement à se loger car nous savons maintenant que Magribe est quelqu’un de très débrouillard. 
Magribe et Marie Claude ont très vite monté un petit atelier de fabrication de bijoux en macramé, bracelets, pendentifs, colliers etc. qu’ils vendaient sur les marchés. Ils ont même embauché Christian quand celui ci avait du mal à joindre les deux bouts.

Magribe nous servait aussi de road manager, il possédait en ce temps là un petit van qui nous était très utile lors de nos concerts de rodage locaux et aussi lors de nos concerts hors département. Par exemple à Caudéran, banlieue de Bordeaux, où nous avons partagé l’affiche avec Xalph, ou encore Angoulême, Brive la Gaillarde etc.
Le groupe avait pris l’habitude de répéter quatre jours sur sept dans la grange. Magribe tenait à participer à sa manière en s’occupant de la sono et de la confection artisanale de câbles électroniques et électriques en tous genres. Il était toujours là, comme nous, à huit heures du matin.


Magribe, le Revox et la Freevox

Dans mes souvenirs, je ressens maintenant 
cette époque comme relativement heureuse. Le monde extérieur était gommé. Nous avions peu de contraintes, pas d’horaires fixes dans la journée, les enfants n’allaient pas encore à l’école. Tous les jours se ressemblaient. Le matin je répétais avec le groupe, l’après midi je jouais de la guitare en essayant de faire surgir des idées ou en améliorant les passages de morceaux qui fonctionnaient moins bien. Je tirais parti aussi d’effets de hasard qui surgissaient pendant les répétitions quand nous faisions des erreurs. Souvent, les fins d’après midi d'été, tout le monde aimait à se retrouver au lac de Neuf Font, à dix kilomètres de là, pour une bonne baignade. La période était féconde, mon mental était tourné entièrement vers les nouvelles compositions qui s’enchainaient.

Pour exemple :

Neuf Songes, décembre 77
Galopera, février 78
Timothée, août 78
Mésopotamie, octobre 78

L’écoute intensive de musiques progressives, de jazz post Miles Davis et de musique classique fin 19 début 20ème, maintenait un équilibre fructueux et tenait mon cerveau en alerte. La découverte de la Messe pour Quintette à vent de Stravinsky dans la version  dirigée par Leonard Bernstein tombait à point nommé.


Découverte de l'album Hopes and Fears d' Art Bears

Les enregistrements aussi allaient bon train bien que notre console Freevox ne soit pas de très bonne qualité, nos micros non plus. Notre équipement, à part le Revox, fleurait bon le petit groupe amateur. 

Cette période est documentée dans la ‘’Chronologie des enregistrements’’ comme bande n° I. 
Le groupe, malgré tout, faisait des progrès.

Un concept nouveau fit son apparition dans nos critères : l’improvisation. Les analyses des premiers disques de Eberhard Weber y étaient clairement pour quelque chose. La fluidité du saxophoniste Charlie Mariano nous fascinait. Christian et moi avons commencé à décortiquer ce nouvel aspect de la musique qu’est la construction mentale et technique de l’improvisation de jazz.

Dominique n’avait pas les mêmes exigences, il partira dans des circonstances devenues floues pour moi. Magribe aussi, se sentant souvent inutile dans nos débats musicaux passionnés.

Le groupe allait se professionnaliser.









1 commentaire:

  1. Passionnant, avec en plus côté sentimental, d'avoir été de cette région. Je ne compte plus les milliers de fois où j'ai emprunté cette N21, parfois à des vitesses pas avouables (des 21 minutes pour faire Bergerac Périgueux en 550 Suzuki...), lors de trajets nocturnes pour rejoindre Paris ou Grenoble, ou plus récemment pour que mes enfants rencontrent ma famille. Mon père a vécu ses deux dernières années et vu ses cendres répandues à Eglise-neuve de Vergt...
    Une région idéale pour se faire une inspiration pastorale et champêtre.

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