9 Klaus Blasquiz

L’achat d’une bonne sono, grâce à mes parents, fût une étape décisive. Nous arriverons même à les rembourser, enfin presque.
Dans le lot de la sono il y avait une console TEAC huit pistes. Une merveille, un bijou.
J’avais du gain, du grain, enfin tout ce dont on pouvait rêver.
Le nouveau saxo / flûte recruté par Daniel improvisait vraiment bien, nous nous sentions en confiance.
J’enregistrais la batterie, la basse et la guitare ensemble sur une même piste. Daniel, Denis et moi étions d’une efficacité redoutable à ce petit jeu. Il fallait prévoir les nuances, anticiper les changements de partie etc. J’avais remarqué qu’il fallait faire taper les aiguilles du vu-mètre du magnétophone pour donner de la force à la rythmique en prévision des reports de pistes. Trop et c’était la saturation…
Au gré des compositions j’enregistrais les autres instruments sur le deuxième report, le troisième report étant consacré aux solos. La grande difficulté restait le mixage. Une fois les reports basculés, le retour en arrière était impossible. Même les derniers instruments devaient être mixés en temps réel. tout cela au casque, réglé très fort pour éviter d’être influencé par le son direct des instruments dans la pièce. Deux facteurs prendront beaucoup d’importance : la chance et une bonne dose d’intuition.

La bande n° 2 vit le jour suivant ces principes.


Pour le choix des morceaux les derniers composés avaient toujours la faveur du groupe mais quelquefois une envie de rejouer un ancien morceau mal enregistré ou retravaillé pouvait surgir.
Printemps Noir est peut être le meilleur exemple. Composé en 73 il avait vite été choisi pour être couché sur bande quand la technique Revox avait été trouvée. Il est donc en bonne place sur la bande n° 1. Quand nous l’avons répété lors d’une préparation de concert avec Francis Michaud, le nouveau saxophoniste recruté par Daniel, sa façon personnelle d’interpréter les thèmes, l’énergie et les idées jazzy qu’il mettait sur la simple ligne de basse de l’improvisation centrale nous ont convaincu de le ré-enregistrer. Le résultat ne fut pas à la hauteur de nos espérances, quelque chose clochait dans le son global sans qu’on sache vraiment quoi. Plus tard cette version ne sera jamais choisie pour être éditée…


Alpha du centaure et Venise, placés en quatrième et sixième position de la liste finale ont, eux, une histoire différente. Fraîchement composés ils avaient la singularité d’utiliser le talent de Christian à la guitare. Il avait acheté une très belle Gibson Lespaul sunburst dont il était très fier. En concert il jouait exactement les parties d’accompagnement qu’on entend sur la bande. Pour la réalisation Revox j’avais enregistré ses parties d’accompagnement comme ossature. Sans hautbois et très orientés guitare, ces deux morceaux sonnent peut-être plus rock.

Sur Alpha du centaure on est allés un peu plus loin dans la sophistication. 
Je voulais un  do tenu tout le long de la seconde partie. Ce do, essayé par le violon de Daniel semblait bien maigre par rapport à ce que j’entendais dans ma tête. L’idée de jouer des couches successives de do en guitare saturée un peu à la Robert Fripp donnera un résultat bien meilleur. Il aura suffit d’intégrer ce tenu, réalisé au préalable et joué par un autre magnétophone dans le dernier report de piste et le tour était joué. 

À ce stade de notre évolution, il me semblait que nous commencions à tenir quelque chose. Je devais trouver le moyen de faire connaitre notre musique. Il n’y avait rien à espérer du côté régional, notre ignorance en matière administrative était abyssale.

Restait ce que nous pensions être notre univers, celui des maisons de disques et des concerts.

Des concerts, j’en avais vu quelques uns. Soft Machine à Caen en 72, Soft Machine, encore, au Bataclan à Paris en compagnie de Magribe et Daniel en 73.
À Bordeaux, en compagnie de Michel, j’avais vu Henry Cow, McCoy Tyner, Chick Corea, Terje Rypdal, Soft Machine avec Allan Holdsworth, Yochk’o Seffer, Magma, trois fois…

Approcher Magma me paraissait approprié. J’avais lu ici ou là que Klaus Blasquiz se lançait dans la production. Profitant d’un passage de Magma à Limoges, je donnai une cassette contenant notre seconde bande en main propre à notre chanteur favori.

Pour les maisons de disques, j’avais ma petite idée. Pourquoi ne pas organiser une virée à Paris en prenant la maison de mon oncle chef de gare habitant Fontenay Le Fleury, comme base arrière.
Nous voilà partis, Marie Christine, Daniel et moi, en 2cv6, à Paris. J’avais piqué des adresses dans l’annuaire. 
Pas n’importe lesquelles, Barclay, CBS france etc. Sans rendez vous, nous n’avions pas le téléphone.
Imaginez le tableau, nous n’avons même pas franchi le barrage de l’accueil.
Heureusement j’avais pris la précaution de noter aussi quelques adresses moins prestigieuses.

Enfin un ‘’disquaire-musicien-producteur’’ a bien voulu nous recevoir dans son arrière boutique et écouter la cassette avec nous. Après l’avoir écoutée jusqu’au bout, il nous dira : je ne peux pas faire grand chose pour vous, mais cette musique pourrait intéresser ECM... 

Le retour de Paris nous a laissé dans un désarroi profond.
Le groupe s’enlisait. Nous répétions sans perspectives de concerts. Daniel, particulièrement, devenait très critique sur notre méthode de fonctionnement. 

La réponse de Klaus Blasquiz à ma cassette reçue en juin 79 ne changera rien… pour Daniel.




Pour moi, elle me donnera des clefs pour continuer. La lecture attentive de la lettre me conforta dans mon rôle de compositeur. Ma musique, je le savais, prenait du relief grâce à l’orchestration souvent fournie des partitions. Pour réaliser cette densité j’avais recours aux talents multi instrumentistes de certains d’entre nous. Daniel s’acquittait des parties de violon. Elles n’avaient pas le niveau de son jeu de batterie. Idem pour Denis avec sa basse à pistons. Les flûtes à bec de Christian, par contre, étaient déjà très belles et importantes dans le son du groupe.

À l’avenir chaque instrument devra être irréprochable.
Je commençais à planifier ce qui sera la Bande n° 3.


Daniel m’apprend qu’il veut quitter le groupe. La scène se passe près de la grange, là où on coupait le bois l’hiver pour notre poêle. Il me dit qu’il en avait marre de répéter pour rien, ce que je comprenais. Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Daniel est demeuré impassible. Je me suis remémoré sa maman, parlant de son fils et de sa dureté : Daniel ; cœur sec, même pas pleuré à l’enterrement de son père, cœur sec ! 
Je vais quand même réussir à faire un pacte avec lui. Ne pourrait-il pas attendre la fin de la troisième bande pour partir ?


L’orchestration que j’avais choisie pour cette bande était orientée vers les instruments utilisés en musique classique. J’étais sûr du fonctionnement violon / clarinette / hautbois. Violoncelle et trombone me paraissaient être les meilleurs instruments pour renforcer la base médium grave de la guitare.
Je voulais, sans faire aucune concession, me rapprocher de l’idée que je me faisais du timbre d’un orchestre de chambre. Mon ambition ne tenait aucun compte de la difficulté à faire jouer cette musique.
Le fait que Christian et Denis m’aient soutenu dans cette démarche faisait preuve de leur part d’une foi en ce que nous faisions qui me sidère aujourd’hui. Sur le moment je n’en avais pas pris la mesure.

Nous avons donc commencé à remuer ciel et terre pour trouver les bons musiciens, ceux qui voudraient bien se plier à nos exigences. 

Le recrutement de Pierre Aubert au violon fut une grande chance pour nous tous. Musicien hors pair, Pierre a un grand sens de la dramaturgie dans l’élaboration de ses chorus. Ayant appris le jazz avec Didier Levallet, il est armé pour jouer dans les situations harmoniques difficiles, bien que, sur cette bande, il ait été cantonné seulement aux parties d’orchestre.
Son talent éclatera et nous sera très précieux plus tard…

À la façon d’un réalisateur cinéma, j’avais tout mis en place pour exécuter un synopsis écrit à l’avance, la complexité des partitions demandant un peu de rigueur.
Techniquement j’avais trouvé une astuce qui allait donner une touche professionnelle à l’ensemble des morceaux. Je branchais la reverb à ressorts de mon twin reverb Fender sur la console TEAC. L’effet était saisissant ! On appelle ça maintenant la spring reverb.

Cet effet est particulièrement mis en valeur dans les bruitages du début de Neuf Songes.
La boucle de violon/guitare avait été enregistrée à l’avance. Nous avions repéré un catalogue de bruits disponibles dans la salle de répétition : claquement de la porte d’entrée, déplacement d’un cendrier sur le sol, couinements en tous genres des pieds de micros, bruissement de papier tout près des micros, martèlements sur une vieille poêle à frire, et point d’orgue, carreaux de verres trouvés sur place, brisés par Denis. À cause du verre à briser, nous n’avions le droit qu’à une seule prise.
D’une manière générale, pour cette bande, nous engagions les musiciens en fonction des reports de pistes. Le plus souvent deux par deux, on y gagnait en qualité, sans trop multiplier les risques de “plantage”. Tout s’est déroulé suivant le planning établi.
Le clap de fin de la bande n° 3 eu lieu fin décembre 79.
Il me semblait, en écoutant le résultat, que nous avions franchi un cap. Malgré cela, Daniel partira.

J’ai été très affecté par le départ de Daniel. Sans lui, c’était comme si le groupe n’existait plus.
Par ailleurs, à force de sophistication, interpréter la musique enregistrée sur la bande n° 3 en prévision de concerts futurs pourrait maintenant se révéler très difficile. Pour être fidèle aux arrangements, il faudrait au moins sept musiciens. Je n’ai appris que beaucoup plus tard à réduire une partition. Pour le moment, l’impasse était totale.

C’est dans ce contexte qu’en février 80 je reçus la lettre de Klaus Blasquiz, écrite au feutre rouge. Je lui avais bien sûr envoyé le résultat de notre travail, peu avant Noël.
Je ne résiste pas au plaisir de le citer :




Pas mal comme lettre d’encouragements pour un groupe qui n’existait plus.



               

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