Appendice 2

Entretien Jean Lapouge / Noëtra par Aymeric Leroy, (extrait). 
Big Bang, revue mensuelle, 2010.

La pièce de résistance du concert enregistré s'intitule "Long-Métrage", et comme son titre le suggère, elle œuvre dans un format inédit pour vous, plus de 20 minutes. Faut-il lire dans le titre une déclaration d'ambition (comme un jeune réalisateur passe au "long" après s'être fait la main sur des "courts") ? Ou est-ce simplement une référence à sa nature "cinématographique", et as-tu composé selon un "scénario" (on perçoit clairement ce qui pourrait être l'équivalent musical de changements de plans ou de scènes), ou celui-ci est-il purement du ressort de l'auditeur ?

Long Métrage, Casablanca et Jour de Fête ont été composés tous les trois en 1982, dans une période de désarroi total. Malgré ce que l'on pourrait penser au premier abord, seul Long Métrage fait référence au cinéma… Le titre Casablanca évoque plutôt mes lectures d'André Gide, notamment son Journal, Jour de Fête est le titre d'un tableau d'Andrew Wyeth, un peintre américain que François m'avait fait découvrir, ou l'on voit une jeune fille noire endimanchée assise sur une chaise avec un regard tellement triste… 


Andrew Wyeth, Jour de fête, City Art Museum of St Louis (USA)





Pour parler plus spécifiquement de Long Métrage, son format s'est développé au fil des répétitions. Nous répétions moins qu'avant mais nous avions quand même notre répétition tous les vendredis, et pas question d'y déroger ! Nous avions beaucoup travaillé sur la structure et l'implication de tous les instruments vers cette montée émotionnelle qui atteint son paroxysme dans le solo de Christian, aux deux tiers du morceau… Chaque fois que je l'écoute, son solo me bouleverse. 
Je n'ai jamais voulu faire un morceau de vingt minutes, mais quand j'ai retranscrit la partition générale pour la SACEM, je me suis rendu compte que le manuscrit faisait quand même 27 pages… 
Ce qui est récurrent dans ma manière de composer, ce sont les juxtapositions de tableaux, les ruptures, avant que je ne me fasse hypnotiser par le format "Real Book"… 

On perçoit presque constamment dans la musique de Noëtra une nostalgie, voire une mélancolie, parfaitement personnifiées par le hautbois et le violon, et le pouvoir évocateur très fort des arpèges de guitare. Est-ce révélateur d'un tempérament nostalgique et mélancolique, ou définirais-tu la chose autrement ? On pourrait aussi parler d'un romantisme exacerbé…

"Le pouvoir évocateur très fort des arpèges de guitare" : cette phrase résume à elle seule pourquoi je joue de la guitare. En 1970 / 71, quand il est devenu évident que la musique deviendrait le point central de ma vie, j'ai commencé à trouver naturellement les arpèges qui allaient être le point de départ de beaucoup de mes morceaux. Certains d'entre eux étaient déjà très hypnotiques et mélancoliques. 
Il m'arrivait de les jouer devant mon frère François, en ce temps-là seul public de mes compositions. Je me rappelle très bien le premier jour ou j'ai fait venir un musicien à la maison, c'était un saxophoniste/clarinettiste. Je lui ai demandé de jouer une mélodie sur un arpège en boucle, mon frère était dans les parages. J'ai grimpé très haut dans son estime !... 
La nostalgie ou la mélancolie ne sont pas des sentiments que je recherche forcément. Quelquefois ils s'imposent. Je peux aller très bien et trouver une idée d'outre-tombe; dans ce cas-là, je fonce - c'est mon terrain ! Ce que je demande à une première idée, c'est qu'elle me "remue". On me remue peut-être plus facilement en mineur…

Après deux CD "studio", celui-ci restitue le Noëtra "scénique". On sait que vous avez relativement peu tourné, a fortiori hors de votre région d'origine. Dirais-tu néanmoins, comme cette excellente prestation le laisse suggérer, que Noétra prenait sur scène une dimension différente, au contact du public, de circonstances exceptionnelles qui amenaient les musiciens à se dépasser ?

La dernière formation de Noëtra (le quintette, 1982-84) est la seule qui ait véritablement tourné. Nous avons même joué au Dunois à Paris ! Nous avions pratiquement réglé tous nos problèmes. D'après les gens qui nous ont vus à cette époque, le groupe était assez impressionnant. Nous avions une série de morceaux parfaitement adaptés et rodés, dont le fameux Long Métrage. Christian et Pierre maitrisaient leur rôles et se complétaient. La rythmique, elle, savait ce qu'elle avait à faire ! Quand j'ai reçu la copie 19cm/s (le disque, en fait, le master ayant été détruit!) j'ai trouvé le tout inutilisable au point de vouloir refaire tous les morceaux, trois mois plus tard, avec plus de temps et un meilleur mixage. Le résultat s'est révélé encore plus catastrophique à mes yeux ! Maintenant le temps a fait son œuvre…

Le CD en duo avec Christian Paboeuf, "Atlas", quand on le compare à "Hauts Plateaux" de 1993 (où l'on est plus proche des "normes" du jazz), est bien davantage dans le prolongement direct de Noëtra... Ce projet à deux était-il dans votre esprit une extension de Noétra, et/ou un nouveau départ ?




Duo Contrejour, Poitiers 1986

Atlas restitue assez bien l'ambiance de nos concerts donnés en 1986/88. Ce son est aussi le résultat de nos recherches instrumentales respectives. Pour Christian, une radicalisation de son travail d'improvisateur et de son penchant naturel à jouer plusieurs instruments. L'effet de la flûte basse passée dans un octaveur m’aidait beaucoup pour mes solos et avait quelque chose d'assez spectaculaire. 
Plus tard (1988), Christian a commencé l'étude des instruments à lamelles par le carillon, puis il a très vite acheté un vibraphone. Il est maintenant un vibraphoniste accompli. Quant à moi, j'avais décidé fin 1983 de revoir complètement mon jeu de guitare, et ne plus me cantonner à mon "fameux" jeu d'arpèges. Dans le même temps, mon nouveau statut de prof de guitare me donnait quelques obligations… J'ai appris en vitesse à lire la musique à la guitare (8 heures par jour pendant 6 mois). Plus question de jouer aux doigts, tout au médiator (méthode Berklee, gammes, triades, pentatoniques etc.) 
Depuis cette période, Christian et moi avons un rapport à la musique complètement télépathique. On peut jouer dans un tempo, une harmonie, une boucle, un rien, changer sans avertir : l'autre le sait déjà ! (l'improvisation de Gothique, par exemple). Avec cette bande, nous avons décroché plus d'une cinquantaine de dates, et reçu un accueil chaleureux du public, mais nos démarches auprès des maisons de disques sont restées, une fois encore, infructueuses. Artistiquement ce n'était pas un nouveau départ, mais plutôt une solution pragmatique dans un contexte difficile. 




A propos de Christian, vos aventures communes se poursuivent... Peux-tu faire le point sur tes projets musicaux actuels, et en particulier ceux qui donneront bientôt lieu à CD ?

Christian et moi avons eu un "break" de neuf ans, puis en 2005, je lui ai demandé de faire partie de mon nouveau trio, avec Christiane Bopp au trombone. Nous avons enregistré chez Christian une série de nouveaux morceaux, faisant l'objet d'un CD, Temporäre, qui sort chez Muséa en février 2011.


Jean, Christiane, Christian, pendant une répétition à Angoulême, 2005




Je sors aussi en même temps un disque d'enregistrements réalisés entre 1994 et 2002 avec Kent Carter et Jeff Boudreaux, Plaything, qui étonnera certainement ceux qui ne me connaissent qu'à travers Noëtra ! 


Jeff, Kent et moi en concert, Périgueux 1997. Photo Jacques Dufour



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire