Christian Gerhards, Le chant du cygne (Livret Noëtra Live 83)





  Capté en direct par les techniciens de Radio France, cet enregistrement live était la dernière bouteille jetée à la mer par Noëtra. Un instant d'équilibre en tension extrême, la pointe d'un iceberg dont il est difficile d'imaginer la forme si l'on en ignore le cheminement, une aventure humaine peu banale.

   Un matin d'octobre 1979, entre Périgueux et Bergerac, j'ai cédé à l'heureuse impulsion de prendre un auto-stoppeur ruisselant de pluie. Ce maigre voyageur s'appelait Christian Pabœuf, et il jouait du hautbois dans un groupe dont il me promit une cassette. Le premier morceau ne déclencha pas le coup de foudre ; mais après quelques écoutes, la musique de Noëtra s'installa définitivement en moi pour m'habiter avec une envoûtante familiarité.
   Nous habitions à quelques kilomètres, et je rencontrai donc Jean Lapouge et les autres musiciens. Regardez-les sur les photos de pochette ou sur le site de Jean : un quatuor de vikings ombrageux, farouchement concentrés sur leur passion commune. Ils étaient d'une courtoisie et d'une délicatesse remarquables, en marge de la rudesse matérialiste du monde environnant. À l'opposé du cliché des artistes urbains « géniaux » qui communiquent dans la provocation, les musiciens de Noëtra vivaient à la fois au cœur de la campagne périgourdine, et sur une planète très éloignée du quotidien de leurs voisins. Ils habitaient généralement des maisonnettes isolées, sans confort ni téléphone, souvent sans voiture ; mais ils avaient leurs instruments et un Revox…
   En bordure du village, la grange de leurs répétitions évoquait une faille de l'espace-temps. Au milieu des courants d’air et des toiles d’araignées, les instruments et les partitions se regroupaient autour d'un Revox A77. Les musiciens travaillaient là avec plus de concentration et de sérieux qu'un orchestre de musique de chambre. Après quelques échanges de propos anodins, la répétition commençait. Denis Lefranc se balançait en rythme, comme pour accentuer le lyrisme du son de sa basse. Daniel Renault enrichissait son tempo précis de raffinements subtils et discrets. Tendu à l'extrême, Christian Pabœuf dégageait une charge émotionnelle intense, tel un funambule oscillant entre fragilité et rigueur. Tout cela sous le contrôle discret d'un Jean Lapouge solidement concentré sur l’entrelacs d'arpèges qui structure ses compositions.

   Il arrivait aussi que Denis soit au chant (Le Voyageur égaré…) ou à la basse à pistons, Christian à la flûte, et Daniel au violon (avant l'arrivée de Pierre Aubert). 
   Ce quatuor était le cœur de Noëtra, sur lequel venaient se greffer, au gré des constructions harmoniques imaginées par Jean pour ses différents morceaux, des musiciens apportant le renfort souhaité : saxophone, trombone, violoncelle, violon… Ces musiciens occasionnels, dont l'univers et les aspirations étaient souvent assez éloignés de la passion du quatuor, ont été captés par l'intensité ambiante : ils ont joué en phase avec l'esprit du groupe, ainsi qu'en témoignent les deux disques enregistrés dans la grange.

   Cette "contagion" fournit un éclairage à l'histoire de Noëtra. Car comment expliquer que des musiciens aussi fauchés qu’eux aient accepté de déménager à plus de 500 kilomètres pour rejoindre le duo de départ (Jean et Daniel), sans la moindre perspective concrète de contrat ? Il a suffi de leur faire écouter une cassette, un ou deux morceaux composés par Jean, pour faire venir Denis et Christian depuis leur Normandie et leur Bretagne natales. Ils ont répété ensemble des années durant, vivant parallèlement d'expédients divers : cours particuliers, tournées d'orchestres de bals, musique de rue… Ces "vikings farouches" étaient incroyablement discrets et réservés. Ainsi, je n'ai appris que très récemment l'importance que Jean attachait à mon ressenti par rapport à sa musique : j’étais une des deux personnes dont il attendait les réactions à chaque nouvel enregistrement… D'une pudeur extrême, ces musiciens pratiquaient surtout le non-dit, même entre eux. Pourquoi gâcher avec des mots l'objet de leur passion, une création qui dépassait toute autre forme de communication ? La musique de Jean parlait pour lui, y participer était la meilleure réponse possible.
   Jean dit parfois que la musique peut échapper à son compositeur, et que c'est une bonne chose. Celui qui l'écoute y projette ses fantasmes, croyant s'y reconnaître, à tort ou à raison. Plus qu’aucune autre, la musique de Noëtra me semble équitablement portée par les quatre éléments : air, terre, eau, feu. Son énergie terrienne est capable de légèreté aérienne, elle peut devenir brûlante et déchirante sans rien perdre de sa fluidité. Et elle recèle une combinaison de puissance et de mélancolie : puissance du désir de communiquer intensément, mélancolie de ne pouvoir y parvenir.
   Aiguillonné par le Revox et les nouvelles compositions que Jean ne cessait de calligraphier, le quatuor avait accompli de grands progrès. Sur les premiers enregistrements, trop imparfaits pour être édités,  l'énergie était présente, mais souvent brouillonne.  L'ambiance était parfois lourde, sombre et obsédante, voisine de ce que pouvaient alors produire Art Zoyd ou Univers Zéro. L'équilibre des éléments n'était pas encore atteint, la terre et le feu dominaient encore l'air et l'eau. Les progrès ont permis à Christian de développer ses capacités d'improvisation, sur une musique encore très écrite.

   C'est alors qu'intervient l'épisode ECM. Le décalage semble à nouveau assez surréaliste : pour un groupe d'inconnus majoritairement autodidactes, recevoir au fin fond du Périgord une invitation du prestigieux label qui produit les plus grandes pointures du jazz, quel choc ! ECM séduit à l'écoute d'une cassette envoyée par Jean, n'était-ce pas trop beau pour être  vrai ? Avant de rencontrer ECM, Jean cherche à produire une musique à la fois fidèle à sa démarche et conforme aux exigences du label. Dans l’enthousiasme, les musiciens vont encore progresser. La prise de son également : à partir d’un simple Revox dans une grange, Jean s’approche du son d’un studio… La seconde cassette est techniquement plus aboutie, les musiciens jouent mieux, mais Manfred Eicher estime que la magie de la première a disparu. Le projet de disque semble toutefois maintenu. Mais Jean pressent qu’il faut convaincre et rassurer ECM quant à la capacité du groupe à enregistrer selon les critères du label. Les progrès accomplis n’empêcheront pas le projet de s’enliser dans la démotivation générale, pour des motifs assez flous. ECM a-t-il eu peur de se risquer avec des inconnus, dans un répertoire un peu décalé par rapport à son catalogue ? A-t-il senti que Jean était un idéaliste, inspiré par la liberté d'enregistrement de musiciens rock ? 

   Les ennuis vont s'accumuler après le rêve et l'enthousiasme du début. Psychologiquement, Jean est au plus mal ; mais sachant qu’il touche à la fin de l’aventure, il se bat et pousse Noëtra dans ses derniers retranchements. Seul Pierre continuera à répéter avec le quatuor, et c'est donc ce quintette qui va jouer en direct dans les studios de Radio France en avril 1983.
Cet enregistrement représente pour Noëtra le chant du cygne, l'ultime sursaut d'orgueil. Jamais les musiciens n'avaient atteint un tel niveau technique : Pierre enrichit la texture du quatuor ; Christian et lui improvisent brillamment, soutenus par le frappé souple et bondissant de Daniel, tandis que le jeu d'arpèges de Jean touche au sublime.

   Après le rêve, l'échec est devenu plus insupportable que ne l'était l'anonymat avant ECM. L'aventure Noëtra s’épuisera peu à peu, mais elle aura armé les plus forts. 

   Que se serait-il passé si ECM avait produit Noëtra ? Qu'un label aussi prestigieux ait envisagé de produire ces inconnus en dit long sur la qualité de leur musique. Mais succès ou pas, avec ou sans ECM, Jean aurait suivi son cheminement, quoi qu'il arrive. Pour lui, Noëtra appartient à un passé : depuis qu’il a réussi à s'en émanciper, nous pouvons enfin écouter ce qui était réservé à quelques initiés, ou aux archives de Radio France. Et savourer une musique riche et profonde, qui restera toujours intensément vivante…

                                                                                                                             Christian Gerhards


  En 1983, Christian Gerhards concevait à Creyssensac en Dordogne ses premières enceintes acoustiques sous la marque Confluence. Confluence a obtenu (entre autres distinctions) le Diapason d'Or  en 1989 et en 1994.
   



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