11 Munich

Train de nuit Paris Munich. 
J’étais à Gräfelfing dans la banlieue de Munich, devant la porte d’un bureau avec les trois petites lettres argentées, à dix heures du matin, pile à l’heure. 
Une secrétaire m’ouvre, café, thé ? Ils m’ont très bien accueilli. Je me trouvais dans le bureau d’une petite PME avec des gens charmants et attentionnés. 
Seuls quelques détails intimidants : les noms prestigieux de Keith Jarrett, Chick Corea, Jack Dejohnette, Dave Holland… sur les étiquettes de dossiers rangés sur des étagères et surtout quelques pochettes 33 tours en cours de réalisation, traînant en évidence sur la moquette (Pat Metheny 80/81, RalphTowner Solstice sound and Shadows…) indiquaient qu’on était bien dans le bureau d’une maison de disques et pas n’importe laquelle. Des baies vitrées du bureau on pouvait voir sur la gauche l’autoroute deux fois quatre voies qui va vers le sud du pays et sur la droite un grand champ bordant une forêt de hauts sapins qui faisait penser à l’esthétique des visuels des débuts du label : le contraste était saisissant.


Il y avait bien le problème de l’anglais mais l’assistant de Manfred Eicher, Hans Wendl, parlait le français et m’aidait beaucoup. En guise de préambule ils m’ont dit qu’on était le premier groupe français à être contacté par eux et que la France était le pays le plus important en termes de ventes après l’Allemagne bien sûr ; puis j’ai eu droit à une batterie de questions de la part d’Eicher : 
- si j’avais eu des contacts avec d’autres maisons de disques, 
- comment était perçu ECM en France, 
- mes relations avec le milieu musical  parisien...qu’il ne semblait pas tellement apprécier et puis des questions plus personnelles : 
- mes goûts musicaux en général, 
- ce que je pensais de Keith Jarrett, 
- comment j’avais été influencé par Steve Reich (que je ne connaissais pas !) etc. 

À aucun moment je me suis senti mal. Ils m’ont dit qu’ils voulaient s’ouvrir à d’autres musiques, notamment aux musiques rock. 
J’en profitai pour sortir la nouvelle bande de mon sac, aussitôt mise sur le Revox et écoutée religieusement. 

Premier morceau : À Prétendre S’en Détacher
Eicher : beautiful piece, petite croix en face du titre. 
Deux autres morceaux passent. Sans croix. 
Noëtra, le morceau : 
Eicher : strong pièce, very good pièce, …the end, I’m not sure! Petite croix quand même devant le titre.
Périodes : on écoute dix secondes et Eicher arrête subitement le magnéto : too french! 
Ce gars est vraiment imprévisible !

Je lui dis que j’ai les morceaux de la bande précédente envoyés par cassette sur bande magnétique. Il demande aussitôt à son assistant d’en faire une copie, se rue sur le Revox, installe lui même la bande et commence un monologue avec la musique. Impressionnant. Les glissandos de trombone du Voyageur lui arrachèrent un sourire. Quand sont  arrivés mes harmoniques en “re-re” dans l’intro de Soir et Basalte, j’ai eu droit à un compliment : very professional!
Le sommet fut atteint avec Neuf Songes. Il était subjugué par les bruitages de l’introduction, il sursautait à chaque nouveau son, me demandant à chaque fois des précisions sur leur réalisation. Il avait dû écouter le morceau pas mal de fois, il en connaissait la structure, il voulait la changer d’ailleurs (on peut faire beaucoup de choses en studio !) il voulait plus de motifs répétitifs à la Steve Reich au début etc. 
Enfin pratiquement tous les morceaux, sauf un, trouvaient grâce à ses yeux. Je peux encore voir les petites croix sur le dos de la boîte en carton de la bande magnétique.
Au passage du dernier morceau, Résurgence d’Errance, je lui avoue que le thème me faisait penser à du Oregon. “Oui Oregon c’est bien mais c’est presque trop propre…” Comment voulez vous, après ça, garder les pieds sur terre !

Il m’apprend que la séance d’enregistrement devrait avoir lieu en octobre ou novembre prochain à Ludwigsburg, près de Stuttgart, dans le fameux studio de l’ingénieur du son Martin Wieland, bien connu des amateurs du label.
Fin de l’entretien. 

Il était une heure de l’après midi, Hans, l’assistant, me conduisit dans une sorte de restaurant/pizzeria pas loin du bureau et qui semblait être la cantine ECM car on y retrouvait une partie du staff ; Steve Lake, notamment, qui était resté en retrait durant l’entretien et qui s’intéressait maintenant à moi d’une manière plus décontractée. Je le savais anglais et le pressais de questions sur Soft Machine, qu’il connaissait très bien, ayant été critique musical au “Melody Maker” pendant le moment le plus intéressant de leur carrière. 
Manfred Eicher est passé pour le café, sans en prendre, absent, dans ses pensées…

Retour à la gare de Gräfelfing avec Hans, qui me donna les deux disques traînant dans sa voiture : Sam Rivers Contrasts et Kenny Wheeler Around Six



Sur le quai de la gare, en attendant la navette Gräfelfing / Munich, j’ai vécu un moment d’une profondeur et d’une sérénité extrême. Il faisait très beau ; j’ai eu un sentiment étrange, comme si j’étais parvenu au bout de quelque chose et non pas au début de quelque chose : je pouvais mourir. Peu importe maintenant ce qui pouvait se passer, mais au moins, j’aurai vécu ça.

Rentré en France, je téléphonai à Granville, tombai sur papa. 
 - C’est bon avec la maison de disques allemande ! 
 - Bien ! 
Je lui dis que ECM c’est l’équivalent de Gallimard pour les musiciens de jazz du monde entier ! 
 - Très bien ! 

Pas trop d’effusions chez les Lapouge.

Réunir à nouveau les musiciens après l’entretien avec Manfred Eicher ne fut pas compliqué. Daniel fît comme s’il n’avait jamais quitté le groupe. 

L’affaire ECM commençait à s’ébruiter. Je reçus la visite de Maurice Fari dit « Momo » avec lequel j’avais joué dans mon dernier orchestre de bal mais qui était surtout le batteur de Xalph, le fameux groupe de Bordeaux. Il était venu se rendre compte par lui-même si tout cela était bien vrai... j’imagine que le tout Bordeaux musical était en émoi. 
Tout cela commençait à donner des situations cocasses. 
Jean Marc m’invita chez lui, comme souvent, mais cette fois-ci il y avait Philippe Cauvin, guitariste du groupe Uppsala, lui aussi de Bordeaux, venu me demander les coordonnés d’ ECM : si Noëtra avait réussi à intéresser ECM, alors eux, Uppsala seraient pris tout de suite… 
Même dans mes propres rangs certains musiciens du deuxième cercle étaient circonspects. Pascal Leberre, notre clarinettiste recruté pour la bande n°3, a dû attendre que j’aie une ligne de téléphone personnelle  pour pouvoir bien entendre la voix de Hans Wendl dans mon écouteur.

Je suis rentré de Munich très perturbé. 
J’avais eu très peu d’indications musicales de la part de Manfred Eicher, sauf les motifs répétitifs pour Neuf Songes que je me suis empressé de réaliser.
Mon système d’enregistrement commençait à être très au point. Il n’y avait aucune raison pour que j’en change. Je réalisais maintenant les morceaux plutôt au fil de l’eau. 

ECM voulait nous voir en concert. C’était évident. 
Nous voir en concert était notre talon d’Achille ! Je savais aussi que la norme chez eux, pour faire un disque, c’était deux jours d’enregistrement un jour de mixage ! Je l’avais lu plusieurs fois dans la presse jazz, lors d’interviews d’artistes du label.
Pour un groupe qui tourne c’est déjà difficile, alors pour un groupe qui n’existe pas...j’en fais encore des cauchemars !

Malgré tout nous avons commencé à planifier des répétitions pour monter notre répertoire. Et bien figurez vous qu’on se débrouillait pas si mal que ça. Je repris confiance.





Noëtra c’était donc maintenant un groupe de huit musiciens, une folie : guitare, Hautbois/flûtes à bec, violon, clarinette/saxophones, violoncelle, trombone/guitare, basse et batterie. Les répétitions devenaient un casse tête à organiser, nous ne pouvions pas payer les musiciens extérieurs, seulement les héberger. 
Il devenait urgent de trouver des concerts !
Mais  on ne trouve pas des concerts pour huit musiciens comme ça en claquant des doigts. 

Comme j’avais maintenant le téléphone, j’avais demandé à Hans les adresses des tourneurs qui travaillaient avec eux à Paris. Il me donna les coordonnées de leur contact parisien, Martin Messonier, qui était en passe de les quitter pour s’occuper de la carrière de Fela. Évidemment celui-ci ne m’aida pas du tout. 
Une fois de plus nous devrons tout faire par nous même. Trouver le lieu du concert, tout organiser en espérant qu’il y ait un peu de monde pour couvrir les frais…  

En attendant je réalisais des morceaux et pas les moindres à mon sens : Sens de l’après midi, Tintamarre, sans Daniel, pour voir… et Transparences


Sens de l’Après Midi mettait particulièrement en valeur Pascal Leberre dans la grande partie de clarinette concertante parcourant toute la pièce, grâce au “re-re” nous avions aussi son saxophone soprano sur le pont et le final. 
Tintamarre avait une partition ambitieuse : trompette, trombone et saxophone ténor. La technique du re-recording permettait là encore à Pascal de passer du saxophone ténor pour le thème du début au saxophone soprano pour l’improvisation centrale. 
J’ai eu du mal à accepter Tintamarre. Je trouvais que l’on sentait trop l’influence de John McLaughlin. Je me rappelais très bien ce que Manfred Eicher avait dit  quand j’avais cité McLaughlin comme influence majeure ; il n’aimait pas du tout le jazz rock du Mahavishnu Orchestra. Je n’ai donc pas osé envoyer ce morceau au siège d’ECM. 

Sens de l’Après Midi et Transparences, eux, n’ont jamais reçu de réponse.

À l’occasion d’un jour de vote à la mairie de Creyssensac, Marie Christine et moi avions fait la connaissance d’un couple mélomane et audiophile habitant pas très loin de chez nous. Christian et Corinne Gerhards  vont devenir assez vite des amis. Ils avaient une chaîne hi-fi haut de gamme. Je pris l’habitude d’aller chez eux pour leur faire découvrir nos nouveaux morceaux ; les écouter sur leur chaine me permit de vérifier la qualité de notre savoir faire en matière d’enregistrement. Ils ont beaucoup aimé Tintamarre et Transparences.  Leur discothèque était  très fournie, Christian me fît découvrir deux disques qui deviendront importants dans mon développement musical, Tales of Another de Gary Peacock et Changes de Keith Jarrett. Il sera celui qui écrira le très beau texte édité dans le Noëtra “Live 83” sorti en 2010.

Finalement je réussis à organiser un concert pour l’enregistrer et l’envoyer à Munich.
Ils ont trouvé la cassette pas bonne du tout, ils étaient très déçus (disappointed). Le rêve pris fin brutalement.

Heureusement, avant l’effondrement, j’avais eu l’énergie de programmer la réalisation de Printemps Noir et Qui Est Il Qui Parle Ainsi ? III ; morceaux qui représentent l’aboutissement de la technique d'enregistrement que j’avais mis au point avec mon bon vieux Revox !


Printemps Noir reprenait une troisième jeunesse avec de nouveaux arrangements, une interprétation de Pierre au violon jouant la première voix et surtout un solo réussi en première prise par Jacques Nobili, un tromboniste de la scène “free jazz” de La Rochelle recommandé par Pierre.




Qui Est Il Qui Parle Ainsi ?, quant à lui faisait la part belle au hautbois de Christian, mettant dans un écrin un solo absolument magistral. 

J’ai envoyé cette livraison avant la cassette fatale. Quand j’ai téléphoné chez ECM pour savoir ce qu’ils en pensaient, Hans me répondit qu’ils trouvaient ça trop dans la veine de Robert Wyatt, ce qui, chez certains, aurait pu s’avérer un compliment mais certainement pas chez eux, ECM, la maison de disques la plus intransigeante qui soit.   

L’été 81 était vraiment pourri, froid et pluvieux.
J’étais désemparé.

Début 82, je reçus un coup de téléphone de Vincent, mon petit frère, catastrophé : Weber t’a piqué les bruits de Neuf Songes ! Grand fan d’Eberhard Weber, il venait d’acheter son dernier disque, Little Movements.

En effet dans le morceau titre, sur une boucle répétitive de piano, viennent se greffer des bruitages qui ressemblent à s’y méprendre aux bruitages de Neuf Songes. Après tout, ce ne sont que des bruitages, mais Manfred Eicher avait tenu seulement un mois avant de les réaliser : mon entretien avait eu lieu en juin 80, l’enregistrement du disque de Weber est daté de juillet 80, nous devions, nous, enregistrer en novembre.



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